L’handicap n’a pas eu seulement (pour moi
comme pour bien d’autres) l’unique inconvénient de me clouer dans un fauteuil
roulant ni de me condamner à une forme de solitude; il m’a également
sevrée d’une nourriture culturelle,
indispensable à la production de l’imaginaire, source évidente d’évasion
d’un quotidien souvent synonyme d’ennui et de misère intellectuelle.
C’est ainsi qu’il y a quelques
mois, je soupirai auprès de notre chère Florence : « C’est sûr à
présent, vu mon âge et mon autonomie restreinte, je mourrai sans avoir vu Le
Louvre ». Paroles qui ont fait sursauter de surprise la fondatrice
d’HandiLettante qui, dans une charmante colère feinte me
répondit : « Et pourquoi, s’il te plaît, tu ne pourrais pas
aller au Louvre ? ». J’argumentai alors les impossibilités avec les
multiples chaînes de l’handicap qui pour être connues, n’en sont pas moins
lourdes et difficiles à dénouer : la véritable « épopée » que
constitue le voyage en train pour une personne en fauteuil, le prix du billet,
l’inconnu terrifiant que représente la traversée de Paris et l’évidente
nécessité d’être accompagnée pour l’effectuer ; les billets à se procurer
pour entrer au musée, la difficulté à se repérer dans « le saint des
saints », tout cela m’apparaissait
plus comme un parcours du combattant que comme une sortie récréative et
enrichissante !
Elle rétorqua avec sa devise
désormais célèbre chez HandiLettante et que nous devrions, ce me semble,
inscrire sur notre bannière : « Il n’y a pas de problème, il n’y
a que des solutions ! »…Et devant mon visage interloqué, elle déroula
en une seule phrase fluide
« l’abracadrabra » propre à dénouer le nœud gordien de mes
espérances bloquées. Je lui souriais, un peu sceptique je l’avoue, échaudée par
nombre de promesses restées lettres mortes, pensant que tout cela entrerait
dans le flou des projets avortés, entouré de la vapeur des rêves et du
conditionnel des « y’a qu’à » et autres « faut qu’on ».
Et c’est bien là où je me
trompais et augurais bien mal de la personnalité de Florence. Car si notre amie
parle, c’est toujours dans l’optique d’agir. C’est ainsi qu’après avoir
bataillé quelques temps pour trouver une journée disponible dans son emploi du
temps surchargé, Florence m’annonçait par mail que nous pouvions partir à Paris
le 16 octobre (jour de son anniversaire !) pour passer toutes deux une journée
au Louvre. Elle me téléphona quelques temps plus tard, avec un sourire dans la
voix pour m’annoncer que les billets de train étaient pris au tarif le plus
compétitif, que la ligne de métro desservant notre gare et menant au Louvre
étaient (les seules de Paris !!) accessibles, que l’entrée du Louvre pour
les personnes en fauteuil et leur accompagnateur étaient gratuites, que mon
installation dans le train était prise en charge, aussi bien à l’aller qu’au
retour, par le personnel de la SNCF nous
demandant simplement d’être présentes une demi heure avant le départ du train
afin que ce placement s’opère dans les meilleures conditions : nous ne
demandions pas mieux !
Et le miracle se produisit !
Le matin du 16 octobre, à 5 heures du matin, je vis arriver toute souriante
(mais l’avons-nous déjà vu triste ou maussade ?) notre Florence qui, en un
tour de main, installa ma personne et mon fauteuil dans sa voiture. Nous
filâmes vers la gare où, une fois la voiture rangée sur une place handicapée
avec mon GIC, nous arrivâmes en avance. Puis l’installation dans le train se
fit avec une nacelle, un peu rétive mais obéissante tout de même aux
manipulations du responsable et je fus installée avec le plus grand confort
dans un compartiment, un poil frisquet, mais bien aménagé. Le voyage se fit
sans encombre avec la rapidité d’écoulement de tout tête-à-tête enrichissant
avec une personne intéressante.
Le temps gris et froid de Paris
nous surprit car il était bien plus maussade que celui de Clermont mais nous
n’eûmes pas trop le temps de nous appesantir sur lui. Nous partîmes pour le
Louvre où nous arrivâmes après deux stations seulement de métro…
Après quelques hésitations sur la
direction du Louvre (les parisiens, très aimables, nous guidèrent), nous sommes
arrivées par cette entrée où la pyramide de Pei se tenait à notre gauche et le
carrousel à droite. L’indication de l’entrée principale pour les personnes
handicapées était très claire. Nous sommes entrées dans la pyramide où un
ascenseur ouvert qui tenait de la nacelle (avec bords en cuir) nous permit de
descendre au rez-de-chaussée tout en profitant d’une vue panoramique sur
l’entrée du Louvre : c’était amusant (on aurait dit un tour de
manège !) et impressionnant ; un liftier s’occupait seul de la
commande.
Arrivées en bas, nous allâmes
ranger nos affaires dans des vestiaires gratuits, les cellules situées au plus
bas étant réservées aux personnes en fauteuil. Puis, libérées de nos bagages,
nous pûmes apprécier l’étendue des beautés qui s’annonçaient autour de nous.
C’était tellement majestueux, tellement immense de beautés accumulées que ce
spectacle enchanteur longtemps espéré m’a mis les larmes aux yeux. Je regardais
Florence qui souriait de mon émotion et je lui dis en
l’embrassant : « Merci ! Merci ! »
Nous passâmes devant les guichets
en arborant simplement ma carte d’invalidité et nous pûmes commencer par
admirer le magnifique et imposant statuaire agencé là. Les audio guides (que
Florence maîtrisait bien, heureusement pour moi !), nous précisaient des
dates, des noms d’artistes des circonstances d’acquisition par le Louvre… Puis
nous montâmes au premier étage où les merveilleux objets décoratifs, les
luxueux appartements Napoléon III m’arrachèrent des « oh » et des
« ah » d’admiration. Florence, comme un ange gardien, continuait à me
pousser tout en m’expliquant le chemin qu’elle prenait. Des toilettes aménagées
pour personnes handicapées se trouvaient à cet étage.
Mais le temps passe vite au
Paradis et nous dûmes faire une pause repas car nos estomacs ne se contentaient
pas des nourritures culturelles offertes. Pour optimiser le temps de notre
visite, j’avais apporté de quoi pique niquer. Un grand espace dédié aux
personnes qui se restauraient à la cafétéria du Louvre nous permit de nous
installer simplement, avec petite table et pouf. Beaucoup de personnes pique
niquaient là sans que personne ne songea à leur en faire remontrance.
La pause repas terminée, nous
remontâmes au premier étage dont notre curiosité était loin d’avoir épuisé les
trésors. Nous pûmes enfin faire connaissance avec la diva des lieux, je veux
parler de « La Joconde ». Un balconnet en demi-cercle entourait le
célèbre tableau et les gens devaient se tenir derrière lui pour ne pas
approcher de trop près le chef-d’œuvre. Mais la pauvre Fred était
perdue dans cette foule bien plus haute qu’elle et ne pouvait rien voir malgré
l’insistance de Florence à demander aux gens de s’écarter. Enfin un des
gardiens nous vit et vint à notre secours. Les gens furent écartés d’autorité
et je pus passer devant le balconnet de sécurité pour admirer la belle plus
près que quiconque ! Quel honneur ! Il me semblait que son sourire
m’était personnellement adressé. Je la saluai
d’un « Bellissima ! », puis m’étant un instant noyée dans
sa beauté intemporelle, je lui faisais « au revoir » de la main et
partis rejoindre Florence, qui attendait en souriant de mon émoi.
Puis l’enchantement se poursuivit
avec les autres italiens dont le divin Raphaël ; Florence me proposa
d’aller voir la Victoire de Samothrace avant de monter admirer la peinture
française du troisième étage, car le temps filait à grande allure… Je vis la
majestueuse sculpture, bien plus belle que dans n’importe quel reportage
télévisé ou sur toute photo d’art. Elle s’imposait seule dans un grand espace
et ses ailes déployées donnaient une impression d’envol imminent comme si son
marbre était plus léger que l’air : étrange sensation donnée par le génie
des sculpteurs de l’antiquité grecque. Puis nous gagnâmes le second étage et
là, David noud attendait pour étaler devant nous le sacre de Napoléon, mais il
y avait aussi Delacroix et sa Liberté guidant le Peuple ; comment ne pas
penser à Hugo et à l’héroïque petit Gavroche !
Mais la main de Florence s’appuya sur mon
épaule pour me dire qu’il était temps de partir…Déjà ! Je me sentis comme
Cendrillon contrainte de quitter un lieu de rêve pour revenir à la réalité. Au fond de
moi s’ébauchait un désir en forme de projet : « Je
reviendrai ! »
Avant de quitter le Louvre,
Florence ne manqua pas de se renseigner pour une éventuelle sortie d’un groupe
d’HandiLettante auprès d’une jeune italienne à l’accent charmant qui nous a
remis papiers et coordonnées utiles.
Puis ce fut l’inévitable retour
sans amertume car la journée avait été fertile en émotions. De nouveau
l’accueil de la SNCF se fit dans les meilleures conditions et notre voyage en
train fut aussi court que l’aller car le bavardage heureux fut incessant !
Arrivées à 21h20 à Clermont (le train avait pris ¼ d’heure de retard) nous
avons retrouvé la voiture et Florence m’a raccompagnée jusqu’à mon domicile. Il
ne me restait plus qu’à me coucher et à rêver…à quoi, à votre avis ?
Frédérique Marty.